À une semaine de la première québécoise de Fables, l’Agence s’est entretenue avec la chorégraphe montréalaise Virginie Brunelle. Elle nous parle de ses inspirations, de ses défis et de ses aspirations pour cette pièce réunissant sur scène douze danseurs à l’énergie époustouflante, un musicien live et des costumes grandioses.
Fables a comme point de départ le Monte Verità, berceau d’une micro-société utopique au début du 20e siècle. D'où t'est venue cette inspiration?
En fait, ce n’est pas mon idée à la base. La création est venue de l’invitation de Michel Gagnon, le directeur du centre culturel Lugano Arte e Cultura en Suisse. Il a eu comme mandat de faire un projet carte blanche et il a décidé de partir un festival. Pour la première édition, il voulait mettre une thématique qui allait chapeauter tout le festival et il a choisi le Monte Verità. Quand il m’a parlé de ça, je ne savais pas trop ce que c’était, je connaissais un peu de nom mais je ne connaissais pas l’histoire, alors je me suis informée. C’est une montagne dans la région du Tessin à Lugano qui est célèbre pour avoir accueilli, au début du 20e siècle, une micro-société qui voulait aller à contre-courant de la montée de l’industrialisation. Ils se sont exclus de la société pour s’en créer une propre à leurs valeurs comme le retour à la nature, le végétarisme, la liberté sexuelle et l’émancipation de la femme. Plusieurs artistes, philosophes, danseurs et auteurs bien connus sont passés par là. En danse, il y a eu Rudolf Laban, Isadora Duncan et Mary Wigman, des artistes et penseurs qui ont été des précurseurs de la danse contemporaine.
En lisant et en regardant des documentaires sur le Monte Vérita, j’ai essayé d’extirper un motif qui allait m’inspirer, et d’emblée il y avait le concept de l’utopie qui ressortait. Il y avait aussi le féminisme qui s’inscrivait vraiment dans cette histoire. Bizarrement, je craignais de parler du féminisme. C’est vraiment drôle, je ne me sentais pas outillée, j’avais l’impression que ça devenait comme un “statement” et je ne me sentais pas prête. C’est quand même drôle, parce que cette peur-là, finalement, que j’avais sous les yeux, est vraiment un exemple flagrant et fort intéressant des traces du patriarcat ! Bref, vis-à-vis mes peurs, j’ai opté pour l’utopie. Et finalement, en répétition, dès les premières esquisses chorégraphiques, ce qui ressortait faisait clairement écho aux femmes, donc finalement, j’ai décidé de plonger de manière frontale dans la thématique du féminisme. Je me suis mise à lire un peu plus sur le sujet, et je me suis permis de cultiver et surtout de légitimiser mes sensations et mes propres expériences comme femme, et pour moi ça a été hyper révélateur, vraiment libérateur. Dans mes autres pièces, même s’il y a une portée féministe, de prendre d’assaut cette thématique a été vraiment enrichissant pour moi. Le groupe de Monte Verità a fait partie de la première vague du féministe, et je trouvais important de m’y plonger. Fables, c’est alors des observations sur les douleurs, les combats, la force tranquille et la résilience des femmes, toutes époques confondues.
J'aimerais savoir un peu à quoi peut s’attendre le public: selon toi, est-ce qu’il va reconnaître les archétypes du féminisme? Est-ce que c’est très symbolique?
J’avais des envies de flirter un peu plus avec la danse-théâtre et par cette théâtralité-là, je pense que le symbole narratif est présent. Et, par la façon dont j'ai composé la danse… ça reste de la danse, c’est quand même très abstrait, mais par l’énergie déployée, le côté brut des mouvements, les rencontres désincarnées et les figures féminines qui apparaissent ensuite à travers tout ça, je pense que c’est assez lisible. J’ai essayé de faire un peu comme une histoire, alors j’ai travaillé à mettre en place une composition en trois parties : prologue, fables féministes, épilogue.

C'est ta pièce avec le plus grand nombre de danseurs. Est-ce que ça a changé quelque chose dans ta façon de créer, de mener les répétitions?
Travailler le groupe, c'est d'la job! (Rires) depuis que j’ai commencé [à être chorégraphe], je veux travailler avec de grands groupes, et c’est vrai que c'est fabuleux, c'est vraiment le fun, mais moi qui aime prendre son temps en répétition, qui aime avoir beaucoup d’heures de répétition, c’est énergivore. Premièrement, je m'étais déjà mis beaucoup de défis. Le fait qu’ils soient nombreux, comme danseurs et comme collaborateurs, j'étais très sollicitée, donc beaucoup de choix à faire, donc moins de temps pour me préparer. C’était vraiment intéressant, mais très prenant. On n’est pas une grosse équipe, je n’ai pas 12 assistants, donc ça devenait des périodes très chargées. J’avais souvent l’impression de perdre mes repères, mais je le savais dès le départ que je m’étais mise dans cette situation-là. J’avais vraiment envie de me déstabiliser et de voir comment j’allais naviguer à travers tous ces nouveaux défis.
Outre le nombre de collaborateurs et de danseurs, il y avait deux aspects dès le départ que je voulais pousser un peu plus loin : le son et l’idéation des costumes. J’ai toujours été intéressée, dans mes autres pièces, à mettre de l’avant les sons des respirations et des impacts entre les corps. J’avais envie de pousser ça un petit peu plus loin en ajoutant des micros. Il y a donc de l’amplification et du traitement live qui est fait, et ça ajoute vraiment une texture, une nouvelle dimension à l'œuvre. Ça ajoute aussi à la danse-théâtre avec laquelle j’avais envie de flirter un peu plus. Il n’y a pas de paroles, mais une gamme de souffles et de sons qu’on peut reconnaître, comme si c’était une parole abstraite.
J’avais aussi envie que l’idéation du costume arrive beaucoup plus tôt dans le processus. On a l’habitude que le costume arrive à la fin du processus, et j’avais envie que le costume puisse participer davantage à la symbolique du thème, qu’il puisse aussi se déployer, un peu comme un élément scénographique qui se transforme dans l’espace. Même si c’était de grands défis pour moi, je suis vraiment contente du résultat.

Est-ce que c’était de nouveaux collaborateurs pour toi, ou des collaborateurs de longue date?
J’avais presque déjà travaillé avec tout le monde. Certains sur des plus petits projets. Mais par exemple avec Elen Ewing (aux costumes), ça fait plusieurs années qu’on travaille ensemble, mais je lui ai donné un mandat dans lequel on n’avait jamais plongé. Ça donne un résultat plus étonnant ! À un moment, il y a une robe qui se déploie et qui couvre toute la scène…tous ces éléments ajoutent de la technicité, une difficulté additionnelle aux danseurs, ce qui prend plus de temps en répétition, du temps que j’ai l’habitude d’utiliser pour peaufiner la gestuelle. Des beaux défis, mais je suis vraiment heureuse, je trouve que les choix qu’on a faits ajoutent vraiment à l'œuvre. Avec les objectifs que j’avais dès le départ, je trouve qu’on est allés au bout des idées et je suis vraiment fière de ce travail.
Dans ton cheminement personnel ou artistique, où s'inscrit cette pièce ? Comme c’est ta plus grande œuvre, est-ce que c’est une étape vers autre chose, ou plutôt un aboutissement?
Je n’ai pas la structure d’une compagnie comme par exemple celle de Marie Chouinard où les danseurs sont salariés, donc faire des pièces de groupe comme ça, c’est un peu à double tranchant, parce que c’est difficile à vendre après, vu qu’évidemment, les coûts de plateau sont élevés. J’aimerais continuer à faire des grands plateaux et aller encore plus loin même si c’est demandant, mais en même temps je veux que le travail tourne, je veux aussi créer du travail pour les artistes, donc c’est difficile à évaluer. Il y a une stratégie à développer autour des pièces à plus grand déploiement, il y a un réseau à trouver. Dans mon fantasme, je continuerais à travailler avec de grands groupes : il y a quelque chose qui se dépeint plus autour de la société que juste sur la rencontre à deux. J’adore les duos et j’ai une tendance facile à tomber là-dedans, mais même s’il y en a dans la pièce, ce n’est pas à propos de ça, c’est à propos d’un groupe, d’une société, de nous en relation avec les autres. Ce serait quelque chose que j’aimerais continuer à développer, évidemment. Mais je veux aussi nuancer mon répertoire, donc je dois bien réfléchir à ma stratégie globale de mise en marché.
Quelle trace aimerais-tu que Fables laisse dans l’esprit du public?
Au départ, en prenant une thématique aussi “politique”, j’avais peur que ça décourage certains spectateurs, parce qu’on est déjà bombardé par l’égalité, l’équité, la parité. Mais je pense que de la façon dont c’est apporté, avec les artistes incroyables qui sont sur scène, il y a de belles nuances et je pense que ça nous traverse et que ça bouleverse de belle façon. J'espère que le spectateur partira avec une boule d’émotion qui pourra éveiller des pensées et des réflexions et, pourquoi pas, faire réfléchir autrement le Nous.
30 novembre, 1, 2 et 3 décembre 2022
Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts
Présenté par Danse Danse